
Étrange que cette anxiété. J’ai vécu avec elle pendant plus de 30 ans, ayant l’impression constante de me battre avec elle de toutes mes forces. Mais à l’image d’un feu qu’on tente d’éteindre et soufflant dessus, j’ai surtout contribué à la faire prendre davantage d’espace dans ma vie. J’essayais bien de ne pas éviter ce qui me fait peur, de foncer et de le faire malgré tout. D’accepter cette présentation devant un grand nombre d’individus, malgré la terreur qu’elle suscitait en moi, ou de prendre ce rôle de gestionnaire, même si la simple idée d’animer une rencontre hebdomadaire d’équipe me donnait mal au ventre. Mais parfois, la peur était simplement trop forte, et j’évitais. Subtilement, mais j’évitais. Je contrôlais le débit de ma voix avec grande attention pour ne pas paraître nerveux, je faisais semblant d’être confiant, je ne posais aucun geste actif qui m’aurait fait donner une présentation, si on me l’imposait j’allais le faire, mais je n’allais quand même pas le proposer. Bien trop souvent, l’anxiété provoquait un ressenti difficile à vivre, épuisant, débilitant. Avant l’événement anticipé, c’était l’estomac noué, la gorge serrée, les pensées qui se bousculent, la difficulté à bien dormir. Puis pendant l’événement en question, c’était la terreur. Le coeur qui débat comme lors d’un marathon, l’incapacité à articuler (du moins subjectivement), les mains moites, le besoin constant d’avaler ma salive au milieu des phrases, puis cette anticipation de ce besoin d’avaler. Après trop de situations similaires, la déprime s’installait, ne voyant plus comment en sortir. Je ruminais les événements passés avec grand désespoir, je ne voyais plus de possibilité que les choses aient mieux, je ne savais plus quoi faire. Éventuellement l’espoir revenait, car je suis têtu. De nouvelles techniques me donnaient un peu d’énergie, une nouvelle médication me permettait de sortir de ma torpeur, un soutien approprié m’encourageait, une ouverture soudaine à ce que ce soit enfin possible d’en venir à bout. Pendant trop longtemps, je me suis contenté de simplement tolérer l’intolérable, y étant selon moi condamné. J’acceptais de simplement ne pas être terrorisé en tout temps, ou complètement déprimé. Tant que j’étais un peu mieux qu’au fond du gouffre, c’était déjà ça. Puis un jour, j’ai compris, tout prenait son sens. Pour la gérer, il fallait avoir une approche complètement différente envers elle. En fait, il me fallait une approche complètement différente à la vie, à comment vivre l’expérience consciente, à comment me comporter face aux sensations de bien-être ou de mal-être, ou même face aux ressentis neutres. En fait, la simple réalisation que tout ce que je contrôle à un moment donné, c’est là où je pose mon attention (une sensation, une pensée, un raisonnement, une image, une focalisation bien précise, ou plutôt diffuse, en attente que quelque chose s’empare de mon attention) et dans quelle qualité (bienveillante, craintive, curieuse, fermée). Pas de pilule miracle, pas de traitement instantané, pas d’illumination soudaine. Une longue démarche de développement cognitif, emprunt de méditation, de réalisation progressive, de constats évidents, mais difficiles d’accès. Un chemin fait d’un ensemble de décisions prises dans chaque moment, orientées selon quelques grands principes. Il ne fait maintenant plus aucun doute que j’ai enfin trouvé, mais je dois poursuivre le long chemin de redéfinition. Je le sais, je le sens, c’est une évidence.
À la base l’anxiété est une préoccupation face à un avenir incertain, aux conséquences potentiellement douloureuses d’événement à venir. En pleine période d’anxiété, il ne s’agit pas d’un stress, comme celui causé par une chaleur intense contre laquelle il faut lutter en période de canicule, ou celui émergeant d’une douleur aiguë lors d’une course qu’on ne veut pas interrompre. Il ne s’agit pas non plus d’une peur immédiate, mobilisant en nous l’ensemble de nos ressources et suscitant une vague d’énergie soudaine afin de fuir plus rapidement, ou de combattre plus férocement l’assaillant qui nous agresse, ou le feu qui est pris dans notre demeure. Non, il s’agit d’une projection de soi dans le futur, pendant laquelle on utilise nos fortes capacités cognitives d’humains pour se projeter dans l’avenir et imaginer ce qui va en advenir. Nos pensées se précipitent, les scénarios négatifs capturent notre attention, on imagine le pire. Qu’arrivera-t-il si j’échoue à mon examen? Vont-ils réaliser que je suis incompétent lors de l’entrevue? Vais-je perdre connaissance dans la foule alors que personne ne viendra m’aider? S’il m’arrive malheur lorsque je suis seul au chalet, qui viendra me secourir alors que l’hôpital le plus proche est à une heure de route? Et si l’ascenseur tombe en panne demain, et que j’y reste pris, ou pire, que le câble se rompe? On a beau se dire d’une manière rationnelle que tout ira pour le mieux, que nos pires scénarios sont improbables, le ressenti est tellement fort qu’il bouscule notre capacité à raisonner, et les pensées négatives occupent tout notre espace mental, ne laissant de place pour rien d’autre.
Il est normal de s’en faire avec l’avenir. Après tout, c’est cette même anxiété qui nous pousse à nous préparer pour notre examen ou notre entretien, à ne pas prendre de risque démesuré et à nous assurer d’être en sécurité. Mais lorsque la réaction anxieuse est démesurée, cela devient un problème, c’est une pathologie. Il ne s’agit donc pas de faire disparaître l’anxiété, bien entendu. Elle sera toujours présente, et elle est nécessaire à notre bon fonctionnement. Au même titre que la douleur physique nous est grandement utile pour s’assurer d’appliquer un traitement lorsqu’on est blessé, l’anxiété nous vient de la grande force de se projeter dans l’avenir, de planifier, d’anticiper, et elle nous permet de nous assurer de prendre de meilleures décisions. Mais lorsqu’elle devient pathologique, elle nous nuit davantage qu’elle nous aide. Il ne s’agit donc pas de l’éliminer, mais d’arriver en quelque sorte à la calibrer, à s’en faire une alliée. En fait, il en va de même pour une multitude de ressentis internes, ce qui fut pour moi une immense découverte. D’arriver à prendre une certaine distance face à ce qui se passe à l’intérieur de nous, et de mieux vivre avec nos ressentis en leur accordant la place nécessaire, sans plus, prend tout sont sens. Pourquoi s’attacher trop fortement à une joie soudaine et vouloir la retenir éternellement, ou pourquoi se braquer contre un désir qu’on refuse ou une peur obsessive, afin que celle-ci nous quitte immédiatement? En accordant trop d’importance à ses ressentis, en leur portant toute notre attention, en ne laissant aucune place pour autre chose, on devient en quelque sorte la victime de ces ressentis, on n’arrive pas à s’en défaire. On peut cependant faire le choix de ne pas en être la victime, mais il faut une approche complètement différente quand à notre expérience consciente.
L’ensemble des techniques et outils présentés précédemment sont essentiels pour mieux comprendre la teneur de notre anxiété, et pour la gérer plus efficacement. Ce sont des outils qui nous permettent de mieux gérer nos processus cognitifs, de recadrer certaines pensées irrationnelles qu’on peut avoir, et de mieux contrôler notre environnement et notre physiologie afin de créer des conditions gagnantes à notre épanouissement. Mais afin d’en faire une intégration plus complète, d’en saisir la teneur, d’arriver à mettre le tout en contexte, et de devenir son propre guide, il faut effectuer une intervention plus profonde. C’est celle-ci qui m’a soudainement permis de comprendre comment me comporter d’un moment à l’autre. Cette intervention a été la mise en place d’une pratique méditative. Un entraînement à la concentration, mais aussi à une meilleure gestion du processus d’attention. Et au fur et à mesure que l’entraînement porte fruit, certaines choses prennent tout leur sens, et j’arrive à mieux comprendre ce qui se passe à l’intérieur de moi. Je deviens le scientifique de ma conscience subjective, l’observateur bienveillant qui en saisit la teneur, et qui peut ainsi mieux orienter ses décisions, où il portera son attention et avec quelle qualité. En fait, c’est l’élément clé qui me manquait. Il s’accompagne d’un élément que je qualifierais même de spirituel, bien que je n’aie aucune croyance particulière. Je le vois comme la clé de voûte qui permet à l’édifice entier d’enfin tenir. Tout le reste est fort utile, mais voici une fois pour tout l’élément clé qui permet une réelle intégration, et une transformation qui va bien au-delà de la simple gestion de l’anxiété.
Nous vivons dans un monde complexe, rempli de sources de stress, et nous traversons en plus une période bien particulière. Il y aurait tant à dire quant à la polarisation des opinions, la perte de confiance dans les institutions, le relativisme moral, l’incompréhension de plusieurs de la différence entre faits et opinions, l’absence de compréhension de la démarche scientifique de certains, l’impression que toutes les opinions sont bonnes à dire, les biais cognitifs faussant l’analyse, l’hypocrisie et la mauvaise volonté qui apparaissent pour maintenir un certain statut. Tous ces éléments nous font perdre nos repères. Dans un tel environnement, où on cherche un certain sens, où semble régner l’injustice, où l’insensibilité semble dominer, comment diantre ne pas être victime d’anxiété pathologique? Et bien, il existe une autre voie, qui ne peut venir que d’une démarche bien personnelle, du moins dans un premier temps. J’ai la certitude de l’avoir trouvé, il me reste à la cultiver, et à la faire connaître. Pour le moment, la section sur les différentes techniques alternatives ne discute pas en détail de la méditation. Ce sera à venir sous peu! Dans l’intérim, cet article du blogue en parle un peu.
Qui éprouve de vifs sentiments observe peu. Les gens heureux sont de mauvais psychologues. Seul l’individu inquiet aiguise ses sens au maximum. L’instinct du danger lui insuffle une perspicacité qui dépasse de loin celle qui lui est naturelle.
Stefan Zweig, Ivresse de la métamorphose (1984)